En marge de l’analyse des flux, des causes et des politiques migratoires, Florio Togni, de Stopexclusion.ch, met en évidence la notion de solidarité envers les migrants «qui doit nous interpeller tous, en Italie, en Europe, et ici en Suisse». Un enjeu éthique mais aussi sociétal.
Courant août, plusieurs appels et commentaires ont paru dans les journaux italiens, comme celui-ci dans le quotidien Il Manifesto: «Nous sommes solidaires de Médecins sans frontières et des autres ONG qui opèrent en mer Méditerranée pour sauver des vies humaines, des vies de migrants en perdition. Nous sommes solidaires parce que nous nous battons depuis toujours pour la défense des droits humains, pour la justice, contre toutes les inégalités, mais surtout parce que nous mettons au centre de notre préoccupation la personne humaine, ses libertés, ses droits, avec en premier lieu le droit à la vie… cela contre toute velléité de protectionnisme, de fermeture (de la nation comme des ports maritimes) et de nationalisme xénophobe.»
L’appel s’insurge également contre l’accord passé entre le gouvernement italien et les autorités libyennes, soutenant financièrement et militairement la mise en place d’une zone de surveillance au large des eaux territoriales libyennes, désormais interdites aux navires étrangers, et chargeant les gardes-côtes libyens d’intervenir pour «sauver» des migrants – en les empêchant de prendre la mer, en démolissant les bateaux des trafiquants (les scafisti) et en les ramenant dans les horribles centres de détention libyens.
Au cœur des polémiques, parfois violentes, concernant les sauvetages des migrants en mer Méditerranée qui font actuellement rage en Italie, les injonctions faites aux ONG par le gouvernement italien à travers un «code de conduite» régulant les secours en mer aux réfugiés ont été particulièrement critiquées. En signant ce document controversé, les ONG s’engagent à ne pas transborder des migrants des barconi de fortune aux navires de sauvetage et à accepter à leur bord la présence de militaires italiens armés. Le refus de souscrire à ce code a pour conséquence de se voir interdire l’accès aux ports italiens. A la mi-août, Médecins sans frontières (MSF), suivi par d’autres ONG réfractaires, a dû suspendre ses opérations en mer pour des raisons de sécurité, ses bateaux ayant été directement menacés par les gardes-côtes libyens.
Ce code honteux est le résultat de la défaillance de l’Europe, de sa déresponsabilisation, de son manque d’éthique et finalement de l’oubli des valeurs d’accueil et de solidarité constitutives de cette même Union européenne. Un vaste mouvement de criminalisation de la solidarité et de décrédibilisation des démarches favorables à l’accueil des migrants est en route. Nous assistons à une sorte d’inversion morale du sujet, un renversement des responsabilités: au lieu de mettre en cause les véritables moteurs des migrations (les inégalités sociales et économiques, les injustices, l’exploitation du Sud par le Nord, le néocolonialisme, les guerres, pour n’en citer que quelques-uns), on criminalise ceux et celles qui – individuellement ou collectivement – se battent pour plus de justice, pour l’accueil, pour le vivre-ensemble. On empêche ainsi le sauvetage de milliers de vies humaines en Méditerranée, en accusant les ONG de complicité avec les passeurs, voire d’être de véritables «taxis des mers» abreuvant le trafic d’êtres humains.
Ce processus de délégitimation sévit aussi dans d’autres zones où des actions de solidari-té avec les migrants voient le jour. Pensons par exemple à Cédric Herrou, agriculteur français des Alpes maritimes, condamné par le tribunal de Nice, puis par la Cour d’appel d’Aix-en-Provence pour avoir favorisé le passage de l’Italie à la France de quelques dizaines de migrants; ou encore à Lisa Bosia Mirra, députée socialiste au Tessin, coupable également d’avoir accompagné de jeunes migrants entre l’Italie et le Tessin. Pensons au Père Zerai, en Italie, coupable d’avoir mis en place un numéro de téléphone que les migrants en détresse peuvent appeler pour obtenir des secours en mer via les gardes-côtes italiens, ou encore à Don Giusto, à Côme, sévèrement attaqué par des membres de la municipalité pour avoir accueilli dans sa paroisse des migrants repoussés par les gardes-frontières du Tessin.
Ce ne sont là que quelques exemples des campagnes de dénigrement et de criminalisation des secours, de l’aide, de la solidarité, qui mettent ouvertement en accusation des personnes et/ou des organisations en leur reprochant de favoriser «l’immigration clandestine», voire pire, d’en faire commerce en vue d’en retirer profit. Il s’agit également d’une tentative de faire croire que les criminels et les trafiquants d’êtres humains sont la cause principale des migrations et qu’en les éradiquant, on résoudra le problème. On réduit ainsi les migrations à un problème de sécurité et de criminalité.
Il est de notre responsabilité de ne pas laisser s’installer ces paradigmes pervers, ces explica-tions et informations trompeuses. C’est notre tâche permanente de diffuser une information régulière, correcte, objective. Comme il est de notre devoir de «défendre» la solidarité, en la soutenant, en la valorisant en tant que valeur fondamentale d’entraide entre les êtres humains, mais aussi comme un élément constitutif et fondateur d’une société juste, égalitaire, démocratique.
La solidarité est une valeur, une éthique citoyenne. Les sauveteurs en mer le disent très simplement: chaque fois qu’ils le peuvent, ils font ce geste de tendre la main et de hisser un homme, une femme, un enfant dans leurs bateaux. Ce n’est pas parce qu’ils sont bons (et ils le sont évidemment) mais parce que c’est un devoir, une nécessité, un geste qui donne et restitue de la dignité. Aux humanitaires comme aux migrants.
La solidarité n’est pas une valeur abstraite, un «angélisme de quelques illuminés». Des centaines, des milliers de personnes, d’associations, partis, syndicats organisent, animent, informent, se battent en mettant en avant les relations humaines, l’égalité, la justice, la dignité et les droits de chaque être humain. La solidarité est un bien commun très précieux qu’il nous convient de protéger et de promouvoir, comme un devoir mais aussi comme un droit. Il s’agit d’un enjeu majeur de ces prochaines années, partout, en mer, comme ici en Suisse.
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