Le 4 mai 2013, sur la Place de la Navigation à Genève, Heike Fiedler et Sylvain Thévoz ont lu des textes choisis dans le livre « A ta place / An deiner statt« .
Le livre de vingt-neuf autrices et auteurs suisses, toutes générations et toutes origines régionales confondues, racontent les rencontres avec des personnes recevant l’aide d’urgence, des sans-papiers ou des requérants d’asile dont la demande a été rejetée. Ils ont prêté oreille à leur histoire et, aujourd’hui, leur donnent une voix. Ils parlent «à leur place».
Les lectures ont été introduites par Marie-Claire Kunz, juriste au Centre social protestant et par la lecture d’un texte inédit de Sylvain Thévoz,:
« Les chaussettes propres de Simonetta », de Sylvain Thévoz
Avoir le dernier mot. C’est avec cette seule idée en tête qu’elle ouvre la discussion. D’ailleurs, elle semble toujours ouvrir une discussion avec une seule idée en tête: la clore. Pourtant le sourire y est, la mine est réjouie. Mais on ne peut être joyeuse quand on est dans sa peau, on peut simplement paraître détendue (un peu). La concertation semble pourtant de mise quand elle demande ton avis, mais quelque part cela se sent: elle fait mine plutôt. Ce n’est pas ce que tu penses qui compte à ses yeux, mais qu’elle parvienne à te laisser entendre que ton avis sera entendu et qu’il comptera. Pour le reste…. tu peux la donnner ton opinion, poser tes questions, douter mais tu ne dois pas sortir des règles du jeu. De la convenance avant tout.
Si elle te demande ce que tu penses, c’est au pire pour te faire entendre raison, au mieux pour te donner l’impression qu’elle le fait. Et si tu distingues bien le relief des enjeux elle te dira que tu complexifies quelque chose qui est pourtant très simple. Et si tu déplaces sa petite mécanique bien huilée -cela, elle n’aime pas- elle te dira que c’est avant tout l’efficience que génère le changement mais aussi que la révision conduit avant tout au statu-quo. Bon, bref que tout change sans changer et que rien ne change vraiment, finalement. Tu suis?
Mais alors si rien ne change ou tout change pour le mieux, pourquoi ces nouvelles fenêtres sur la maison, cette nouvelle porte renforcée avec une double serrure dessus? Pourquoi ne pas dire NON le 9 juin? Elle te fera entendre, avec un discours compact, ramassé et rôdé, les arguments qu’on lui a préparé sur les récalcitrants et l’importance de nouvelles mesures d’urgences. Tu te demandes alors si elle y croit vraiment à ce qu’elle annonce. Tient-elle une position parce que son rôle l’exige? Elle dit il faut dire oui oui car /Il suffit de continuer à fermer/ Fermer fermer fermer/ /C’est hermétique et clair cela/ /C’est très très propre/ pas de poussière pas de lenteur pas de débris/ de la propreté avant tout /
Tu ne pourras trouver asile dans ton silence. Il est miné.
Tu ne peux que dire ou disparaître.
A ton tour.
La discussion dure depuis un petit moment. Trop à son goût. Il faut faire place nette. Elle s’arrête sur le seuil de la maison, agite la main, referme la porte d’entrée derrière elle. Elle te parle encore à travers la porte vitrée. Toi, tu vois juste son ombre bouger. Et puis, ah, elle a oublié ses chaussures sur le seuil avant de se replier. Alors elle ouvre alors à nouveau la porte, regarde d’un air presque inquiet à droite et à gauche si quelqu’un vient et puis les ramène à l’intérieur.
Enfin, après avoir essuyé – va donc savoir pourquoi- ses chaussettes propres trois fois sur la paillasson, elle referme fortement la porte derrière elle, Simonetta.
Les images de la journée…
Les textes de Heike Fiedler et Sylvain Thévoz tirés du livre « A ta place »:
« Jean – permis or not to be », de Heike Fiedler
Je m’appelle Jean. J’ai 33 ans. Je viens d’un pays en Afrique. En réalité, mon nom est différent et j’ai environ deux ans de plus. Ou de moins. Mon identité n’a que peu d’importance. À court terme, mon destin ressemble à celui des autres qui sont comme moi en situation de demande d’asile frappée de non-entrée en matière.
Cette feuille de papier (il déplie un papier format A4) m’est délivrée par le Service de la population – Division asile. Elle me donne droit à l’aide d’urgence. Toutes les 3 semaines, je dois me présenter avec la feuille au guichet du SPOP pour avoir un renouvellement. C’est toujours le même papier blanc avec le même tampon rouge. La seule chose qui change, ce sont les dates. Souvent, j’ai peur qu’au lieu d’une nouvelle feuille de papier, on me dise que je dois partir, que la police vienne pour m’accompagner à l’aéroport, que l’on me place dans un avion.
Parfois, je vais à Berne pour rencontrer un délégué de l’ambassade de mon pays. Nous parlons de l’aide au retour. On vous donne mille francs en liquide, un billet d’avion pour quitter la Suisse et là-bas, des marchandises à raison de 3000 francs pour ouvrir un commerce. Mais à qui je vais vendre ? Et où ? Il y a déjà beaucoup de gens qui ont des commerces, les locaux sont très chers, celui de mon ami a été brûlé. (Nous évoquons la politique, l’insécurité, la guerre civile…).
Quand mon frère aîné est mort, mon oncle voulait m’obliger à me marier avec la femme de mon frère. Elle a deux enfants. Je n’avais pas d’argent, pas terminé ma formation. Je ne voulais pas de famille. Et surtout il n’y avait pas d’amour entre la femme de mon frère et moi. On vous oblige à cause de la religion, il n’y a pas de choix. C’est comme la torture. (Pause) Je suis parti.
Depuis deux ans, je reçois deux fois par mois trois bons de Caritas pour m’acheter des habits. Chaque bon vaut cinq francs. J’ai aussi droit à deux bons de 10 francs pour la Migros que j’utilise pour charger mon portable. Il n’y a pas d’ordinateur au centre pour écrire des messages. Non, je ne reçois pas d’argent. Je ne peux pas payer les transports publics et quand il y a un contrôle, j’ai une amande. Au centre, on nous donne à manger et à boire, du café et des jus. Il y a aussi un four à micro-ondes que nous pouvons utiliser à tour de rôle pendant cinq minutes. Il n’y a pas la possibilité de cuisiner nous-mêmes. Je partage une chambre avec quelqu’un. J’ai de la chance, c’est mieux que les chambres à cinq ou à six lits. Au centre, vous n’avez pas d’intimité. Nous sommes beaucoup et c’est difficile. Souvent, il y a des gens qui craquent. Ils commencent à boire de l’alcool, parfois, ils deviennent agressifs. Les conditions sont dures. Ce n’est pas facile pour tout le monde de tenir le coup.
À l’Ambassade, ils peuvent vous donner un laissez-passer. C’est une sorte de Visa et c’est mieux de ne pas l’avoir. Si je ne l’ai pas, c’est parce qu’ils disent que je ne viens pas de leur pays qui est le pays duquel je viens. Quand ils donnent un laissez-passer, les autorités Suisses reçoivent ce papier et ils peuvent me renvoyer. Tant qu’ils ne l’ont pas, je peux rester, parce qu’il n’y a pas de lieu vers lequel m’expulser. En ne recevant pas de laissez-passer, je suis en quelque sorte protégé. A l’Ambassade, ils disent que ma manière de parler le français ne ressemble pas au Français qu’on parle chez nous. Je n’ai plus mes papiers d’identité. J’ai dû les donner à la personne qui nous a conduit pour quitter le pays. Nous avons traversé la mer. Je suis d’abord arrivé en Italie.
Une fois, au guichet au SPOP, on m’a dit qu’il y avait un laissez-passer pour moi. Je ne l’ai pas vu. Je ne sais pas s’il y était vraiment. Après, il n’y était plus, parce que l’Ambassade peut aussi le retirer. Je ne sais pas de quoi cela dépend.
Chaque lundi, je vais au rendez-vous avec les gens du groupe « Droit de rester ». C’est ma manière de participer, de m’intégrer, de rencontrer des gens. J’aimerais beaucoup m’intégrer vraiment. Mais c’est difficile, quand vous n’avez pas le droit de travailler. J’aimerais beaucoup pouvoir travailler légalement, ou avoir droit à l’aide sociale. Imaginez : maintenant, je n’ai presque rien. C’est comme être empêché d’être responsable de moi-même. C’est décourageant, mais j’essaie de faire au mieux. (Jean remet les 3 bons à 5 francs chacun dans son portefeuille). Ce serait bien si on pouvait prendre des cours d’informatique ou apprendre à jouer la guitare.
L’autre jour, nous sommes allés à une manifestation. Elle était illégale, parce qu’elle n’était pas autorisée, puisqu’elle n’était pas annoncée. Nous avons manifesté pour la fermeture de Frambois, le lieu duquel les demandeurs d’asile sont expulsés. Nous étions beaucoup, de Zürich, de Berne. Il y avait aussi les gens de la Marche des Sans Papiers. La police a arrêté la manifestation. Ils ont utilisé du spray à poivre. Je suis parti. C’était important pour moi de participer à la manifestation, aussi pour dire l’espoir de ne pas un jour me trouver à Frambois pour être renvoyé dans mon pays duquel je me suis enfui.
« Crucifixion de Juda », de Sylvain Thévoz
Certains disent qu’il s’appelle Mickaël, mais c’est faux. Il s’appelle Juda, enfin, c’est ce qu’il dit. Il faut le croire. Son nom de famille ? Inconnu. Il erre dans la ville. Je le vois souvent dans un parc, assis sur un banc, deux sacs noirs à ses pieds. Il se parle à lui-même, en anglais, toujours aux aguets, c’est un contemplatif. Il est intelligent et prudent, de cette prudence éveillée des bêtes fauves. Je l’ai approché une fois dans la rue, maladroitement. Je lui avais tendu la main pour le saluer, il l’a regardé comme un animal étrange, sans la prendre ni la serrer. Je suis resté suspendu dans le vide, main ouverte. Depuis, j’avance vers lui sur la pointe des pieds et parle doucement. C’est ainsi, depuis des mois, au hasard de nos trajectoires. Je l’approche pour l’apprivoiser et m’en rendre familier. Il me fuit ou me sourit, c’est selon.
Cet hiver, il s’est approché d’une église. La pasteure lui a offert l’asile. Il y a dormi 6 mois au chaud. Avec le retour des beaux jours, ça ne pouvait plus durer, il a dû filer. Maintenant, il stationne à la rue, autour de l’église, assiste parfois aux cultes. Souvent, il reste à l’extérieur, à la limite sur le seuil. Personne ne fait grand cas de lui, et lui non plus.
Juda est au sens vrai du terme un sans papiers. Il n’a aucunes pièces pour prouver son identité. Ses pieds sont gonflés, cornés, de ceux qui bougent sans cesse. Lorsqu’il dort dans les parcs, on lui fait des injections par la tête. Il soulève son pantalon, ses mollets sont gris, parcheminés. Comment est-il arrivé là ? A la police, à l’hôpital, personne ne sait rien. Il fait parler son corps en son nom, à sa place. Il est dans la rue comme transparent. Le système peut l’oublier tant qu’il ne demande rien, n’embête personne, ce qu’il fait, consciencieusement.
Il a confiance en moi. Parce que je ne le contredis pas ? Il me flaire et pour l’instant : il me sent bien. Tout ce que je sais de lui, c’est sa parole à demie-folle qui me l’a appris. Juif marocain, 57 ans, il avait une femme et des enfants en Angleterre, une maison à Genève, mais les mafias l’ont saccagé et ont volé son passeport. Pas de famille ni d’amis ici, non. D’ailleurs, même s’il en avait, les mafias l’empêcheraient de la contacter. Ils savent comment couper les fils, toutes les communications. Il n’a ni puces, ni cartes, pas de téléphone, ne laisse aucunes traces. Pas d’argent, ni d’assurances, il vit de ce que les gens lui donnent, sans soucis apparent du lendemain. Pourquoi s’en préoccuper? Les mêmes mafias règnent partout. Il n’y a de la place pour lui ni ici ni là-bas, alors autant se faire petit, rester discret jusqu’à l’oubli. Il sait où se tiennent les monstres et mieux vaut un ennemi connu que caché. Parfois, il se barricade dans les toilettes pour se protéger des bêtes. Personne ne pourrait le sortir de force de là. Enfin, peut-être une poussée de trois tonnes. Alors il bloque la poignée avec un manche de pelle. Monsters monsters monsters are everywhere.
Il dit : tu vois le nuage là-haut, c’est la fumée des corps que l’on brûle vivant, tu vois ? L’autre nuage plus loin, c’est les quarante mille personnes d’un camp. Il y a des fours rue du Rhône, à Manhattan, sur la cinquième, septième avenue, New-York. Dieu m’a fait un rapport ce matin : sept mille cinq cents personnes ont été gazé par les unités de la marine commandées par l’Iran et le Hezbollah. Les mafias prennent les gens dans la rue, au hasard, les désossent. Aujourd’hui ça peut être toi, demain ce sera moi. Mais Dieu brûlera tous ceux qui ont servis les mafias : les soldats, les commandeurs, les policiers et les douaniers, tous. Les monstres sont toujours à l’étage supérieur. Ils droguent les enfants, leur font prendre du viagra et les assoient sur leurs verges. Si tu ne fais pas attention, ils te feront prendre à toi aussi du viagra et tu deviendras leur esclave sexuel. Les soldats m’ont arraché le radio-émetteur que j’avais dans le ventre. Ils m’ont remis dans la nature contre rançon après trois jours de détention. Je dors dans une cabine téléphonique. Des bateaux de guerre tirent au ciel pour activer les fumées des cadavres. Mais Dieu coulera ces bateaux. Dans la méditerranée, il y a un cimetière de sous-marins et de navires, plus de cent bâtiments. Dieu éloignera les nuages. Il soufflera les vents pour nous protéger des cendres mortifères et les mafias brûleront en enfer.
Pourquoi je ne retourne pas en Israël ? Ici, je suis seul, mais je vis bien. Tant que l’on ne me voit pas, je peux disparaître à petit feu, slowly slowly, c’est okay. Et puis Israël c’est pire qu’ici, il y a beaucoup de crimes et de violences. Mafias mafias mafias are everywhere.
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